Giulia Gonzaga (Julia de Gonzague)

Un Cadeau inestimable Il cherche à consolider encore ses liens de féal avec Soliman, et par tous les moyens, à plaire constamment au Sultan. C’est alors qu’on lui parle de la « Nuova Elena », la Nouvelle Hélène qui surpasse en beauté, et, ce qui ne gâche rien, en sagesse et raffinement, l’épouse de Ménélas pour qui les Grecs anciens s’en sont allés assiéger et détruire Troie. Il décide donc de monter une expédition afin d’enlever la belle pour l’offrir au Maître des Mondes. A-t-il été motivé par le Grand Vizir Ibrahim, le tout-puissant ministre de Soliman, qui voudrait combattre l’influence débordante de la Sultane Roxelane en lui ramenant au Harem une rivale de taille ? Ibrahim voulait-il plutôt Giulia pour lui-même ? La chronique de l’époque ne le dit pas .

Ce qui est sûr, c’est que l’aventure est risquée, mais non impossible. L’Italie est encore une péninsule allongée formée de petits Etats rivaux, il n’y a aucune force militaire permanente, les princes et féodaux recrutant des groupes armés à l’occasion d’une campagne ou d’une menace voisine, et seules les forteresses sont tenues par des garnisons souvent réduites au strict minimum. Les côtes allongées de l’Italie sont très vulnérables à des coups de main hardis, ce que les barbaresques et les pirates ne s’empêchent pas de tenter souvent pendant la saison douce. De plus, Giulia est une comtesse, une faible femme, qui vit dans un château-fort, mais sans époux ou consort masculin qui découragerait par son bras vaillant les tentatives criminelles sur sa personne. Les admirateurs qui l’entourent à Fondi, dans le Latium, au sud de Rome, sont des poètes et des érudits, ou des nobliaux sans expérience guerrière, on ne compte aucun militaire de carrière, aucun condottiere, aucun capitaine à la vaillance affirmée, dans la petite cour paisible de la Dame.

Giulia a choisi Fondi comme lieu de résidence parce qu’on y est à cheval sur le célébrissime axe romain, la Via Appia, à égale distance de Rome et de Naples, que la ville, située en plaine au pied du Monte Passignano reçoit souvent de l’Ouest la brise marine qui adoucit son climat. C’est aussi la plus importante agglomération de son comté du Latium que Giulia gère avec prudence et bonté. A la cour de la Dame qui nous occupe, on trouvera souvent les plus grands poètes du XVI ème siècle, comme l’Arioste, ainsi que Bernardo Tasso, père de celui qui sera le fameux TASSE, soit Torqato Tasso ; et d’autres comme Annibale Caro, Francesco Berni, Francesco Molza, Gandolfo Porrico etc. Viendront en visite à Fondi des érudites et des auteures renommées comme Vittoria Colonna, marquise de Pescara.

Il y a bien à la cour papale de Rome, un jeune homme belliqueux et fougueux qui est le cousin du Pape Clément VII. Il s’agit d’Ippolito de Médicis , fils illégitime de Giuliano de Médicis, Duc de Nemours, un enfant naturel né d’un viol , qui a été reconnu par son père dès l’âge de trois ans. Il est donc le petit-fils du célèbre Laurent le Magnifique qui a dominé Florence à la fin du XVème siècle et contribué magistralement à sa gloire artistique par son inlassable mécénat. Ippolito a fait partie d’un triumvirat qui a gouverné Florence entre 1524 et 1527, avec son sombre cousin Alessandro ainsi que le cardinal Passerini, avant d’en être chassé par les républicains florentins enhardis par la chute de Rome aux mains des Impériaux, et l’affaiblissement marqué du Pape Médicis. Fait Cardinal à l’âge de 18 ans , en 1529, par le pape Clément VII , il a été destiné à épouser la jeune Isabella Colonna, fille d’un premier lit de Vespasiano Colonna. Mais c’est l’irrésistible beauté de sa future belle-mère qui l’a subjugué, et, il voue à Giulia un amour ardent . Malgré des visites répétées au château de la belle , il n’a pas réussi à se glisser dans son lit . Il se murmure que Giulia a fait vœu de chasteté pour le restant de son existence, et certains vont même jusqu’à avancer qu’elle est encore intacte car son vieux époux n’avait pas honoré sa couche avant de décéder. Détail qui multiplie l’aura flottant au-dessus de l’image unique de la Dame. Ippolito de Médicis doit se contenter de courtes visites à Fondi car son statut de cardinal le force à vivre dans la capitale du monde catholique pour y remplir ses devoirs et protéger sa bonne fortune politique et pécuniaire. Par ailleurs, Ippolito a fait partie en 1532 d’une expédition militaire catholique en Hongrie contre les Turcs où il n’a pas démérité . Dans son palais du « Camp Marzio » à Rome, cet homme au caractère flamboyant et courageux tient une cour notoire et élargit sa popularité par sa générosité, sans compter ses essais de toucher à la poésie et à la musique. Au moment où se situe notre affaire, il a seulement vingt-trois ans mais rien ne manque à sa réputation déjà faite.

La Promenade dévastatrice des Barbaresques

En plein été de 1534, Khaireddine Barberousse assemble à Alger une flotte importante de 80 embarcations, chargées de plus de deux ou même cinq mille hommes armés jusqu’aux dents, sans compter les marins et galériens nécessaires à la navigation, et met à la voile plein nord, vers la Sicile puis l’Italie centrale. L’expédition, composée de galères rapides et de galiotes à deux mâts , remonte la portion de mer qui divise la Méditerranée en deux bassins, ignore Malte et la Sicile, défile le long de l’étroit détroit de Messine, y brûle quelques vaisseaux, ignore le premier port méridional italien, Reggio de Calabre, et débarque sur la plage de Catona. De là, on fond sur la première proie, près de Cosenza, au fond de la botte italienne, où les musulmans s’assurent du fort de San Lucido puis brûlent le fort de Cetraro après avoir violemment pris d’assaut les deux forteresses. Dans l’esprit de Barberousse, il fallait accumuler du butin à la mesure de l’envergure de son expédition, tout comme il se devait de neutraliser les deux places qui pouvaient éventuellement bloquer sa flotte sur la route du retour. 800 prisonniers tombent aux mains des Turcs à San Lucido, plus des dizaines de femmes à Cetraro de Monaci, où l’on massacre hommes, combattants ou non et le reste de la population jugée peu attrayante pour l’esclavage. La flotte continue vers Naples où l’îlot de Procida, avec son imposant château-fort espagnol est aussi attaqué et neutralisé, on massacre, on trie les têtes utiles à être emmenées en esclavage et l’on pille de plus belle. Naples entière tremble en voyant la grande flotte turque sillonner son golfe impunément. Les lourds galions et voiliers du monde chrétien ne peuvent rivaliser avec les lévriers des mers que sont les vaisseaux turcs. Seule Venise en possède l’équivalent, et elle est évidemment loin du théâtre de la mer tyrrhénienne. Puis l’on remonte vers les Etats du Pape et la côte du Latium.

Il est fort probable que Khaireddine Barberousse et son armée aient débarqué à Sperlonga un petit village de pêcheurs qui est entré dans l’Histoire lorsque l’empereur romain Tibère y a construit une belle villa en 4 AD. La côte est quasiment déserte autour de Sperlonga et la flotte barbaresque peut mouiller sans crainte dans la mer dite de « San Magno ». Proches de la plage, des pins pignons disséminés dessinent leur silhouette dans la nuit éclairée par un quartier de lune brillant. L’Amiral charge un détachement de piller le petit port et détruire les deux tours qui, sur des éperons rocheux, dominent le village, alors, qu’à la tête d’un contingent de plus de deux milles hommes, au milieu de la nuit du 8 août 1534, Barberousse s’enfonce dans la campagne pour atteindre le but ultime de son aventure, situé à environ 8 milles (14 kilomètres) de la côte. On a recruté pour l’occasion un traître local qui s’est chargé de guider la troupe musulmane jusqu’au pied de la forteresse de Fondi par des chemins détournés à travers de profondes forêts de chênes, châtaigniers et quelques hêtres à la haute silhouette imposante. Il faudrait moins de deux heures à cette armée pour arriver à Fondi. Nous sommes en plein été, la chaleur est écrasante, mais les envahisseurs pressent le pas, motivés par le butin unique qu’on leur a promis. Il n’y a pas de grand chemin vers l’intérieur des terres, on suit des sentiers vicinaux, mais les envahisseurs sont en confiance, ils ont le nombre et la surprise pour eux. Au loin, servant de repère pour l’armée, nimbés de la lueur pâle de la Lune, se profilent les monts Ausoni , premiers contreforts occidentaux des Appenins qui dessinent l’épine dorsale de la botte italienne.

Arrivano i Saraceni !

Le traître a-t-il agi délibérément, ou bien s’est-il trompé dans son itinéraire, toujours est-il qu’il a allongé inutilement le trajet, et des paysans latins qui braconnaient ou qui ramassaient des branchages dans la forêt ont découvert la progression des envahisseurs. En effet les futaies de chênes et de châtaigniers, et les taillis, attiraient les autochtones non seulement pour le bois très combustible de l’arbousier, et les vertus médicinales des feuilles de laurier, mais aussi pour la chasse au sanglier lequel se repait souvent de châtaignes. On court, en coupant par des chemins de traverse familiers aux natifs du coin, des sentes étroites enfouies sous les futaies à travers l’épais sous-bois donner l’alerte en ville, et sonner le glas. Alors que l’aube se lève timidement, les Turcs se présentent à la porte occidentale dite « Porta Vescovo », les latins n’ont pas eu le temps de couronner de soldats les remparts de la ville, qui datent de l’ère antique romaine. Le podestat de la ville qui est responsable de la sécurité a choisi de s’enfuir sans demander son reste. Les Turcs passent sous l’arche de la porte, et ne sont plus qu’à quelques mètres du « Castello nobile Caetani di Fondi », situé en pleine place centrale. Au château comtal, quelques minutes plus tôt, on a réveillé au cri de « Saraceni, Saraceni » les gardes endormis en dessous de la porte massive qui ferme l’accès à la cour. Il faut un moment pour que ces hommes assimilent ce que les « bouseux » déguenillés et hors d’haleine leur chantent. Toute une armée mauresque en marche vers Fondi ? Sur l’insistance des gueux, on agit enfin : Le capitaine des gardes, mal réveillé, veut donner l’ordre de descendre la herse en fer lourd et de relever le pont-levis qui enjambe les fossés pleins d’eau. Mais déjà les premiers sauvages ont débouché de la rue « dei Colonna » et, sans perdre de temps, ont couru le long du pont pour se saisir du capitaine et occire les deux gardes sans coup férir. Le poignard à la gorge, le capitaine enjoint à ses aides qui manœuvrent les lourdes chaînes de la herse et du pont mobile d’interrompre leur effort. Le tumulte grandit dans la petite cour sombre du château. Un page logé à l’étage supérieur a saisi d’un coup d’œil la vérité sur la commotion entendue, et, plus futé que ses amis, a compris en une seconde le danger pressant. Il galope jusqu’à la pièce ou dort la comtesse. Avec la dame de compagnie, on tambourine à la porte, et les deux fidèles serviteurs font irruption dans la chambre et tirent littéralement leur maîtresse de son lit pour la pousser, à peine vêtue de sa chemise dans les longs couloirs du donjon vers un escalier situé à l’opposé des murs occidentaux d’où les maures peuvent surgir maintenant à tout instant. Car la minuscule garnison a été maîtrisée en un tour de main, mais il a fallu plusieurs minutes pour que le traître traduise et explique aux italiens ce qu’un géant à la voix tonnante et dans une langue étrangère leur ordonne de lui fournir comme renseignement. Enfin, un des soldats, courbé sous la poigne de trois agresseurs grimaçants et menacé d’égorgement, a en bégayant indiqué la petite porte qui dessert l’escalier par où on peut monter dans la tour d’habitation.

Giulia et le jeune page ont eu tout juste le temps de s’échapper par l’arrière, à travers une poterne dérobée au bas de la courtine orientale et un petit pont, plutôt trois planches mal jointes, et courent maintenant dans les venelles de la petite cité endormie. Les paysans y ont donné l’alerte, mais comment résister si le château-fort, recours et refuge suprême face à des agresseurs, est déjà aux mains de l’ennemi ? On sonne l’alarme au « campanile » de la petite église San Pietro , qui fait face au palais seigneurial, on tente de cacher les femmes et les enfants derrière des fagots ou dans des sous-sols, et quelques hommes se groupent avec des armes de bric et de broc à la main. Un des habitants a fourni une jument à la comtesse, qui l’enfourche derrière son page et s’enfuit vers l’Est à bride abattue. A travers la plaine cultivée depuis l’Antiquité, les vergers d’orangers, citronniers et les vignes, le couple insolite formée d’un jeune damoiseau enfiévré et d’une grande dame à moitié nue sous sa fine chemise blanche de lin, les cheveux lâchés au vent, les deux bras enserrant la taille de son cavalier, tente de rejoindre un des petits forts distants d’environ 3 ou 4 milles où l’on pourrait organiser plus efficacement la résistance. Car la suzeraine de Fondi possède bon nombre de places fortes dans cette province du sud du Latium, si proche du grand et riche royaume de Naples . Elle laisse à sa gauche la Madonna del Latte et Campogarianni. On ne sait pas exactement lequel de ses trois châteaux de Cami, Vallecorsa ou Campomidele fut son refuge. Campomidele nous semble le choix le plus probable en raison de sa situation haut perchée dans les Monts Aurunci. Toujours dans la même direction, elle pourrait continuer, si besoin était, vers l’abbaye fortifiée de Cassino , très haute en altitude dans les Apennins. Une fois la « Rocca » atteinte, c.à.d. le petit château-fort dans la langue italienne du temps, et la petite garnison dynamisée, elle put immédiatement, avec le jour bien avancé, expédier des coursiers donner l’alerte générale à la ronde. A Rome, en milieu de matinée, Ippolito de Médicis est prévenu et s’active avec les cardinaux influents de la cour papale à réunir séance tenante un régiment de gardes et de cavaliers afin de voler au secours de sa Giulia.