Giulia Gonzaga (Julia de Gonzague)

La Rage du Kapoudan Pacha Entretemps, à Fondi, Khaireddine Barberousse a réalisé l’échec de son projet de rapt. Entrant dans une rage folle, il ordonne que l’on passe au fil de l’épée tous les habitants de la forteresse seigneuriale, puis il se retourne contre le bourg voisin, où ses guerriers ont vite fait d’avoir raison de toute résistance. Fondi subit la vengeance du chef de guerre le plus craint du siècle, la petite église Santa Maria Assunta est incendiée, l’église San Pietro est profanée, les tombes du cimetière voisin de même, les restes des italiens enterrés dispersés dans les champs et les ruelles. Le butin du pillage ne donnant pas satisfaction, dans une localité où les richesses sont rares, les guerriers Turcs se ruent sur un monastère proche où ils ont imaginé que la comtesse a pu se réfugier. Ils se mettent par centaines à violer puis tuer sauvagement les nonnes bénédictines. La supérieure est même torturée au feu afin, espère-t-on, de lui faire divulguer la cache des sacs d’or que tout couvent bien doté est censé receler à cette époque. Barberousse ne sait dans quelle direction prolonger sa poursuite de Giulia, et il bat la campagne tout autour. Laissant derrière lui une vingtaine de cadavres de nonnes qui jonchent les parterres du monastère, tout comme les petites ruelles de Fondi où plus de deux ou trois cent corps de victimes gisent à terre, défigurées ou empalées par les envahisseurs impitoyables, Barberousse et ses soldats quittent Fondi et, suivant une route bien tracée vers le Sud, se retrouvent devant la ville d’Itri, juchée sur une colline abrupte à 170 mètres d’altitude, entre les parois rocheuses des Monts Aurunci . Itri possède un château-fort et une enceinte générale fortifiée. La pente ardue et le courage de ses défenseurs qui utilisent des bombardes et des couleuvrines pour faire pleuvoir le feu et le fer sur la masse des attaquants découragent bien vite les Turcs qui décrochent et doivent se replier vers la côte, entraînant avec eux leur triste convoi de captifs attachés sommairement par de grosses cordes qui enserrent les cols et les poignets.

De retour à Sperlonga, Barberousse encourage ses hommes à compléter leur œuvre de mort sur les malheureux citoyens du port de Terracina , et à démanteler à Sperlonga les tours qui sont censées protéger les italiens de toute agression venue de la mer. La Torre Truglia, récemment bâtie en 1532 sur les bases d’une ancienne tour romaine, qui projette son ombre sur le petit port est incendiée et ses moellons de chemin de ronde jetés dans le bassin côtier. La Torre di Capovento , qui double du haut d’un à-pic la surveillance du large à 3 kilomètres au sud de Sperlonga , subit le même sort. La population côtière de l’Italie occidentale et de la Sicile, qui vit depuis des siècles dans la crainte constante des Sarrasins puis des Turcs n’a pas, une fois de plus, réussi à dissuader ou repousser l’ennemi venu du monde musulman.

La razzia des Turcs s’est étalée sur deux ou quatre jours, les narrations de l’époque divergent sur sa durée. Lorsqu’Ippolito arrive avec son régiment dans la province, Barberousse a rembarqué, emmenant avec lui mille à mille cinq cent nouveaux captifs chrétiens de Fondi, Sperlonga et Terracina, qui alimenteront les marchés d’Afrique du Nord. Ce nombre s’ajoute aux malheureux enlevés plus tôt en Calabre.

Une question se pose à ce moment de notre histoire. Est-il plausible qu’un chef de guerre de l’envergure de Khaireddine Barberousse se soit lancé dans cette expédition risquée dans le seul but de capturer une femme, aussi unique soit-elle, et l’offrir au Sultan son suzerain ? Ou bien la pointe sur Fondi n’était-elle plutôt qu’un des objets du grand Raid, ce qu’on appellerait aujourd’hui un Bonus qui s’ajouterait aux butins et aux prisonniers raflés pendant ce « Ghazzou » hors du commun ? Les Historiens et les correspondances de l’époque insistent pourtant, sans se contredire entre eux, et affirment tous que Giulia Gonzaga était bien visée au plus haut degré par l’opération, ce qui fait de cet épisode un cas unique dans l’Histoire de la Méditerranée et de l’Europe.

Choqué, le Saint-Empire romain réagit

L’expédition, dont les détails font le tour de l’Europe, aura de suite des conséquences militaires et politiques graves. « L’Attila des Mers » comme on appelle maintenant Barberousse doit payer sa promenade impudente. L’empereur Charles Quint, l’homme le plus puissant de la planète, dont l’Empire va de Vienne à Madrid et surtout s’étend démesurément outre-Atlantique dans le Nouveau Monde, décide que cette fois, c’en est trop, l’outrecuidance barbaresque est devenue insupportable. Dès l’année suivante, il rassemble à son tour une flotte et une armée puissantes et s’en va attaquer la Goulette puis arracher Tunis aux Turcs . 400 navires et 33 000 soldats et marins espagnols, italiens, et allemands participent à ce violent conflit qui calme pour quelque temps les courses musulmanes vers les côtes européennes. Le Pape a béni l’entreprise de l’empereur, mais Clément VII n’a pas eu le temps d’en être témoin. A peine quelques semaines après l’affaire « Giulia Gonzaga, il est décédé d’un empoisonnement aux champignons. Le cardinal Ippolito qui s’est beaucoup dépensé en diplomatie et préparations pour cette guerre, meurt lui-même le 10 août 1535 à Itri, fief de sa chère Giulia, alors qu’il attendait de mettre à la voile depuis un port voisin. Le mal fulgurant (suspect ? empoisonnement ?) qui l’emporte laisse peu d’heures à la belle comtesse pour venir à son chevet recueillir son dernier souffle. Victime de la malaria, ou des sbires de son cousin malveillant Alessandro, Ippolito n’a pas atteint les vingt-cinq ans d’âge.

D’ailleurs un autre protagoniste lointain disparait lui aussi de la scène un an plus tard. Le Grand Vizir ottoman, Ibrahim Pacha, qui a peut-être inspiré à l’Amiral son équipée légendaire, meurt le 15 mars 1536. Le tout-puissant Ibrahim, qui a connu une carrière étonnante, et un mandat riche en réussites politiques et diplomatiques et en péripéties, celui qui a été le compagnon d’enfance de Soliman puis son aide de camp, son beau-frère , et enfin son dévoué grand ministre, est étranglé dans le palais à Istanbul sur ordre du Sultan. Est-il victime des intrigues de la Sultane Roxelane, ou a-t-il offensé son Maître ? Toujours est-il que celui qu’on nomme Pargali Ibrahim Pacha, et aussi Frenk Ibrahim Pacha, car il a porté le raffinement dans sa vie et ses collections à un niveau inégalé, qui lui vaut ce surnom de « Franc » ou occidentalisé, celui qui a géré habilement l’immense empire, finit froidement exécuté avec un fin lacet de soie à quelques pas de la « Oda » de Soliman. Rongé par le remords tardif, le Magnifique en perdra pour plusieurs mois le sommeil.

Le Pape, le Cardinal, le Vizir, trois protagonistes de ce drame sont morts à peine plus d’un an après l’équipée barbaresque d’août 1534. Quant à l’héroïne de notre récit, après avoir consacré des mois et des sommes importantes à panser énergiquement les blessures matérielles et la détresse de ses sujets, ce qui renforce l’adoration qu’on lui porte dans la province, elle choisit de partir pour Naples, la 3e plus grande ville d’Europe. Elle y possède un palais confortable mais elle préfère occuper trois pièces modestes au couvent de San Francesco delle Monache et y passera cinq ans avant d’emménager dans sa demeure napolitaine du Borgo della Vergine qui lui sert de lieu de résidence plus de vingt-cinq ans jusqu’à son décès survenu le 16 avril 1566. On reparlera d’elle car, influencée par un théologien espagnol, Juan de Valdès, qui fréquentait déjà le château de Fondi, elle a adopté des thèses de la Réforme et milité pour une épuration du catholicisme mercantile. Ses écrits et lettres abondent en ce sens. Ce qui lui vaut quelques ennuis avec l’Inquisition catholique.

Parmi la pléthore de poèmes dithyrambiques consacrés post-razzia à la Belle et Bonne Giulia, signalons le charmant « Ninfa fugitiva » (la Nymphe fugitive) de Muzio Giustinopolitano qui ne contribua pas peu à la renommée de la comtesse pourchassée.

Le Page sacrifié ?

Une autre légende, absurde mais colportée partout, va coller à la peau de la belle et noble Dame. Il se raconte qu’elle aurait fait mettre à mort le page qui la sauva, car il l’aurait vu à demi-nue depuis le réveil au saut du lit de l’aurore du 9 août 1534, jusqu’à l’ultime refuge dans la montagne. Donc qu’elle aurait jugé que nul ne devait se vanter d’avoir découvert de visu les charmes intimes de celle qui se voulait une exception sur tous les plans par rapport aux mœurs de l’Italie de la Renaissance. Le sauveur aurait donc été froidement passé au fil de l’épée quelques jours après avoir fait échouer les desseins de Barberousse.

Légende fantaisiste, assurément, car la réputation de bonté et de générosité de cœur de Giulia fait l’unanimité des écrivains et chroniqueurs du 16e siècle. Son mode de vie ultérieur au drame, rempli de piété et de modestie témoigne que la comtesse ne pouvait s’être laissé aller à ce genre de crime ingrat et choquant. Mais les esprits ont été chauffés par cette histoire extraordinaire, et tout est bon à qui veut narrer « sa » version et rajouter du piment à cet épisode extravagant et unique de l’Histoire d’Italie et de la Méditerranée, qui n’a nul besoin de rajouts improbables pour frapper les imaginations.

Barberousse et l’alliance française

L’échec de cette spectaculaire razzia ne ralentira pas la carrière de Khaireddine Barberousse. Il marquera le siècle du fracas de ses armes et du tonnerre de ses galères. Charles Quint lui reprit Tunis, un an à peine après que le corsaire ait envahi la ville, puis l’empereur prit Alger en 1541. Le Sultan ottoman envoya son Grand Amiral en Provence (1543-1544) afin de prêter main-forte au roi de France, François I, qui perdait du terrain devant son grand rival Habsbourg. La flotte turque s’ancra à Marseille, Villefranche et Toulon où il est allégué que « l’Attila maritime » refusa que l’on sonne les cloches aux clochers des églises tant que ses vaisseaux y étaient présents ! Cette improbable alliance suscita de nouvelles attaques sur les côtes italiennes contre les fiefs de Charles Quint. Barberousse mourra, richissime et toujours commandant en chef sur mer, à Istanbul, dans sa magnifique demeure, à l’âge avancé de 80 ans. A Alger, son fils Hassan lui succéda pour un court laps de temps comme Beylerbey, et sur les mers, ce fut son meilleur lieutenant, Turgut Reis, qui lui succéda comme Grand Amiral.

On estime qu’entre 1530 et 1780, plus d’un million et demi de chrétiens européens ont été asservis par les Barbaresques en Méditerranée occidentale. Le chiffre total de chrétiens tombés en esclavage sous le joug de l’Islam, toutes provinces incluses, depuis le Caucase jusqu’en Orient, entre les 8e et 18e siècles, dépasse les trente millions, chiffre impossible à estimer plus précisément en raison de l’absence d’historiographie islamique consacrée au sujet.

ANNEXE I- Roxelane

ANNEXE II - Sperlonga et Tibère

Au début du 1e siècle de notre ère, Tibère, gendre du premier Empereur romain devient empereur lui-même. Cet homme qui était le fils d’un premier mariage de Livie, épouse d’Octave Auguste, a eu une vie difficile à Rome. Bien qu’adopté par Auguste, on le force à épouser la fille de ce dernier, Julie, une jolie femme au caractère trop acéré qui semble avoir mené une vie dissolue au point que son propre père se force à l’exiler sur une île … Tibère, qui devient héritier présomptif à la suite de disparitions prématurées de tous les petits-fils et petits neveux directs de l’empereur devient méfiant et taciturne. Une fois investi de tous les pouvoirs à la mort d’Auguste, et craignant Rome et toutes les intrigues meurtrières qui s’y jouent, il décide de s’éloigner pour vivre dans un lieu isolé et sécurisé géographiquement.

Il choisit Sperlonga au sud du Latium pour s’y faire bâtir une belle villa bien protégée par des murs l’isolant de la campagne et par la mer à l’ouest. En-dessous, dans des grottes naturelles ouvertes sur la mer, situées sous les rochers abrupts de la côte, on lui aménage des salles de loisir et deux grandes piscines d’eau de mer. Il y trouve la quiétude mais aussi la fraîcheur pendant les chaudes journées de l’été italien. Il y passera 13 années, gouvernant l’immense empire à distance de « sa » capitale et à l’abri des importuns et des ambitieux.

En 27 AD, il échappe de peu à la mort lorsqu’un éboulement subit se produit dans une des grottes sous la villa. L’accident ayant failli mettre un terme dramatique à ses jours, devenu encore plus hypocondriaque et maladivement méfiant, Tibère se retira alors plus loin, au large du golfe de Naples, dans l’île de Capri. Dans cette île qu’il rendit célèbre pour toujours, il habitera pendant dix autres années un palais immense perché au-dessus d’une falaise à l’à-pic vertigineux, d’où le regard embrasse la totalité de la magnifique baie de Naples. La légende insiste qu’il faisait précipiter ceux qui l’avaient mécontenté, ennemis, servantes indociles et intrus, d’un promontoire vertigineux appelé encore de nos jours le « Saut de Tibère », les malheureux allant se fracasser sur les rochers plus de trois cent mètres en-dessous ou alors dans les flots de la mer Tyrrhénienne.