LE SIEGE DE TYR
Le Liban a connu bien des luttes internes sur son territoire, ainsi que des passages ,souvent violents, d’armées d’invasion. Des Empires ont étendu leur pouvoir sur son territoire étroit, l’Histoire a marqué sa montagne et sa côte unique de son empreinte depuis des siècles, des millénaires, mais une seule fois a-t-il connu un évènement militaire exceptionnel, une bataille qui se classe dans les faits historiques exceptionnels. Il s’agit, quatre siècles avant l’ère chrétienne, du fameux siège de Tyr par le Héros macédonien, Alexandre le Grand, en route pour une destinée magique, nous dirions presque mythique par sa dimension.
Nous ne nous attarderons pas trop sur le parcours du plus grand des conquérants de l’Antiquité, qui, parti d’un petit royaume montagneux situé en frange de la Grèce civilisée, étendit son pouvoir par la force des succès militaires sur la Grèce, puis tout le Proche et Moyen-Orients, et jusqu’aux confins de l’Inde. Avec Alexandre et ses compagnons, naîtra un Empire qui s’étendit sur des millions de kilomètres carrés et garda sous la domination hellénistique un vaste monde qui dura plus de trois siècles.
L’audace d’Alexandre le porta à remporter des victoires décisives, et la fougue de ses phalanges ne connut pas la défaite en plus de dix années de campagnes et de marches. Une fois, une seule fois, une ville ancienne lui résista longtemps, ce fut la ville de Tyr, notre Sour actuelle.
Passons en revue rapidement le monde méditerranéen avant l’évènement qui nous intéresse ici.
Cela faisait plus de deux siècles que la dynastie Achéménide avait établi un vaste empire Perse sur tout le Moyen-Orient. Depuis Cyrus le Grand, en passant par Cambyse, les « Rois des Rois »comme ces autocrates voulaient qu’on les désigne, avaient soumis à leur férule des territoires si vastes qu’ils ne pouvaient les contrôler que par l’entremise de gouverneurs semi autonomes, les satrapes. Cambyse avait réussi à assujettir l’Egypte, pourtant bien lointaine du centre iranien de l’Empire, et Darius avait poussé jusqu’en Grèce continentale ses armées et sa flotte, imité par son successeur Xerxès I. Malgré les défaites décisives de Marathon et de Salamine, qui préservèrent Athènes et les Cités-Etats grecs de l’invasion orientale, la puissance Perse s’était durablement établie en Asie Mineure et surtout en Ionie, notre côte occidentale turque d’aujourd’hui, cette Ionie qui était autant grecque que la Grèce européenne, et probablement plus prospère. Plusieurs ports de Syrie et d’Asie Mineure devinrent les bases de la flotte perse qui domina le bassin méditerranéen entre 490 av.JC et 333 av. JC, avec l’aide de roitelets locaux et de villes alliées qui se soumirent longtemps aux Achéménides. Dans le nombre, on trouve bien évidemment les villes de Phénicie qui faisaient partie de l’empire Perse depuis 528 av JC.
La Phénicie, cette étroite bande côtière qui marque tout le fronton EST de la Méditerranée, s’étendait d’Antaradus et l’îlot d’Arwad au Nord (Syrie actuelle) jusqu’à Akko (Acre en Palestine) au Sud. Elle comprenait de très anciennes villes comme Byblos et Sidon, dont les ports devaient leur réputation et leur prospérité à l’expertise incomparable de leurs navigateurs, et à l’habileté commerciale de leurs négociants. Tyr elle-même partageait le sort de ses voisines du Nord, son apogée ayant été atteint à cheval entre les 2e et 1e millénaires avant JC, lorsque Byblos avait décliné. Les comptoirs commerciaux phéniciens avaient essaimé dans toute la Méditerranée, jusqu’en Espagne et en Afrique du Nord où la perle des perles du collier phénicien était la ville de Carthage, en phénicien ancien « Qart Hadasht »ou la « Nouvelle Ville » ! , fondée par les Tyriens dans la deuxième moitié du neuvième siècle av JC.
La flotte phénicienne avait même aidé efficacement les Perses lors de l’invasion de l’Egypte pharaonique, puis pendant les poussées des Empereurs Darius et Xerxès sur la côte occidentale de l’Asie mineure, l’Ionie. Tyr, qui grâce à son roi Ahiram, ou Hiram, l’allié de Salomon, au 9e siècle avant JC, avait réussi à rivaliser puis dépasser Byblos et Sidon, jouissait d’un statut particulier en cela qu’elle était installée sur le rivage , dans la Palae-Tyr (l’ancienne Tyr) et aussi sur une île rocheuse collée au site continental. Les Tyriens tiraient un orgueil immense du fait qu’ils avaient soutenu longuement (mais au prix de grands sacrifices) deux sièges face à des empires voraces, nommément l’empire assyrien d’Assarhaddon, et l’empire babylonien de Nabuchodonosor (Nabukhadnassar). Pour certains chroniqueurs, l’armée de ce dernier avait échoué à faire plier Tyr malgré un encerclement complet, (585-573) et la ville ne se rendit qu’au bout d’un siège total qui dura, dit-on, treize ans. Pour d’autres, les babyloniens se retirèrent sans investir Tyr, mais au prix d’un tribut annuel extorqué aux assiégés. Les Assyriens, ces prussiens de l’Orient antique, confrontés à une révolte tyrienne, avaient déjà, en 671 av JC, mené un siège de trois ans. Sidon remplace alors Tyr en primauté dans le pays.
Lorsque les Macédoniens déboulèrent en Syrie, au 4e siècle, Tyr n’était plus à son apogée, mais elle servait quand même de relais maritime commercial important à l’hinterland du Proche-Orient, et ses deux ports abritaient souvent une flotte de guerre qui contribuait donc souvent à la domination Perse. Le port qui regarde le Nord est intitulé le « port sidonien », et le port Sud est le « port d’Egypte »
Alexandre et ses valeureux Compagnons (on disait « Hétaires ») traversèrent l’Hellespont avec moins de 160 embarcations dont une partie pouvait être décrite comme de fortune, échappant à la vigilance de la flotte Perse qui aurait pu aisément disperser les intrus car elle pouvait rassembler plus de 500 vaisseaux de guerre. Face aux satrapes et leurs puissantes armées de terre, Alexandre remporta deux victoires où sa bravoure, son sens de la manœuvre et la furie de sa petite armée accomplirent des merveilles. Du Granique, au Nord-Ouest de l’Asie Mineure jusqu’à Issos, dans le golfe d’Antioche au Sud-Est de la même région, les combattants du Conquérant prirent nettement le meilleur sur les nuées de l’empire achéménide, qui comptaient au moins pour chacune de ces batailles cinq à dix fois plus de guerriers et mercenaires.
Ici, il convient de préciser le rôle stratégique des fameuses Portes syriennes qui se situaient entre le Taurus et la Syrie du Nord. Pendant des siècles et des siècles, la grande route des armées conquérantes du Moyen-Orient passera par ces « Portes », tant dans le sens Est-Ouest, que dans l’autre. Car la route du Nord était trop longue et comprenait les hauts plateaux et les sommets du Caucase du Sud. Celle du centre impliquait de s’aventurer dans un Taurus sauvage et glacé avant de plonger dans les déserts brûlants de la Haute Mésopotamie. Seule la route médiane épargnait aux masses guerrières des trajets trop contraignants. Cette route, qui venait du Croissant fertile de cette même Mésopotamie et, après un désert relativement court, traversait des villes utiles à l’approvisionnement comme Edesse ou Alep pour retrouver la côte sud riante et verte de notre Turquie. L’embûche de cette route se situait à hauteur de la chaîne qui prolonge le Taurus vers la côte syrienne, et elle imposait de cheminer par des sentiers étroits et des gorges encaissées dans ces « Portes « ou « Pyles » qui sont des passages praticables entre les montagnes boisées qui rythment l’itinéraire. De fait, il s’agit de plusieurs passages, ou Portes, celles de Cilicie, celles de Syrie, etc. Une fois de plus, comme au passage d’Alexandre de Grèce en Asie Mineure, ses adversaires ratent l’opportunité de le bloquer dans un passage stratégique, et Alexandre, ayant mené son armée à travers les Portes, entre en Syrie sans encombre.
Sauf que l’empereur lui-même et sa grande armée, sont maintenant géographiquement dans son dos, au Nord du golfe d’Issus. Alors que Darius Codoman fait avancer ses troupes vers le Sud, bloquant ainsi par une manœuvre a priori intelligente les voies de communication d’Alexandre vers l’Ouest, ce dernier doit rebrousser chemin et affronter l’ennemi dans un espace étroit, compressé entre la mer et les collines, livrant ce qui est une rareté dans l’Histoire militaire, une bataille à fronts inversés . Bataille qui donne vite l’avantage à Alexandre lequel a personnellement mené la charge vers les collines de l’aile gauche des Perses, alors que le gros du combat se produisait près du rivage, aux ailes opposées. Il est important de noter qu’Alexandre, incontestablement un chef militaire avec un sens stratégique aigu et un « leadership » affirmé, restera dans l’histoire du monde occidental le seul à participer personnellement à ses batailles au premier rang du combat, chose étonnante pour un général qui a toujours besoin de recul, et d’un coup d’œil global pour prendre des décisions cruciales à différentes étapes de l’affrontement. OR, bien qu’engagé à fond dans la charge et les corps-à-corps, et donc incapable physiquement de survoler le champ de bataille, Alexandre réussira toujours à concrétiser, au cœur de la bataille, des choix qui scellent pour son armée le triomphe sur les masses adverses. De plus, le Roi macédonien est un grand meneur d’hommes, un véritable « leader » politique, pas seulement un général en campagne. Son intrépidité personnelle ne devrait pourtant pas se mettre en travers du recul du commandant en chef, et handicaper son jugement de capitaine et de manœuvrier. C’est pourtant ce qu’il réussit à faire plus d’une fois. En se jetant ainsi dans la mêlée, il se distingue pour toujours dans le panthéon des grands chefs historiques. Ni César, ni Napoléon, ni aucun des généraux illustres de l’Histoire occidentale ne fera de même.